Angel de Munter, un pictorialiste moderne

Angel de Munter, quand il ne se promène pas dans le monde à l’affût d’une image qui attend être happée par son regard perspicace, œuvre dans son laboratoire à l’instar d’un alchimiste. Son travail consiste à transformer le naturel en artificiel au profit d’une étrange beauté dont il est l’inventeur : celle des fleurs colorisées.

Roland Barthes serait étonné de voir que notre artiste dans ce type de travail ne s’intéresse point au « ça a été », essence primordiale de la chose photographiée. Les fleurs de ses bouquets « n’ont jamais véritablement été » à la manière dont elles sont représentées dans les compositions d’Angel. A peine captées par son objectif et imprimées sur du papier, elles deviennent l’objet d’une élaboration qui les éloigne de leur origine. Comme elles surgissent d’un champ noir, bien que pelliculaires, ces fleurs de toute espèce perdent leur fragilité aussi bien que leur statut d’éphémère. Détachées de leur vie antérieure elles sont fixées à tout jamais dans un éternel présent.

Est-ce donc une manière d’exorciser le statut de précarité qu’on confère au monde floral ? Est-ce un désir de faire mieux que nature ? Est-ce rivaliser avec le peintre qui, utilisant le visible, crée un univers personnel où pigments colorés, relief, texture, glacis déterminent ce que Leonardo Crémonini appelait « sa différence » ?

Maquiller la photo, la dénaturer pour la faire ressembler à une peinture a été une vieille pratique de photographe. Mais depuis tant de décennies l’art de la photographie a imposé ses droits et affirmé sa propre identité : Sa possibilité de fixer l’instantané, de copier fidèlement le réel, de témoigner, de se reproduire à l’infini, lui ont garanti une place exceptionnelle dans la création plastique.

Mais en tant qu’image la photographie séduit aussi par des effets particuliers. Transparente, chatoyante, vibrante, «magique » elle étonne par son immatérialité. Rapide dans sa mise en œuvre elle permet des corrections immédiates. Quand elle est « bien dessinée », comme dit Brassai, elle atteint facilement une beauté parfaite. Grâce à la technologie elle peut être traitée en d’innombrables variations. Quel régal pour un photographe doué et inventif comme Angel !

A ce jeu il en est virtuose. Il se comporte à la fois comme un peintre et un embaumeur : la prise initiale lui sert d’esquisse. Suit la séance d’une colorisation fantaisiste ne tenant aucun compte des couleurs naturelles. Devenues « autres » ses fleurs perdent leur identité. Métamorphosées elles sont à tout jamais sauvées de la décrépitude d’un avenir néfaste : robustes et sculpturales, fraiches, éternelles, elles tranchent la nuit du fond comme des petites explosions polychromes, des feux d’artifices.

Ces bouquets forment une collection d’une variété inépuisable. Ils sont des vrais portraits, des lieux de rencontre et de dialogue entre portraitiste et portraituré.

En les observant on ne peut que penser aux maîtres des natures mortes de la peinture flamande. Sauf que les bouquets d’Angel entre vérité et vraisemblance, inclassables, étranges, sont aussi surréalistes. Leur beauté s’avère parfois mélancolique : une odeur vénéneuse émane de leurs pétales parfaites qui vient nous atteindre en plein cœur. On pense à des trésors cachés, à des jardins secrets où règne l’interdit d’un magicien féroce…

Précieux, éclatants, contrastés, funestes et sublimes, ils rappellent aussi les icônes sacrés de jadis. « Acheiropoïètes » : faits tous seuls par miracle, comme si aucune main ne les avait jamais touchés.

Angel semble pris au piège de sa trouvaille qu’il élabore inlassablement perfectionnant son procédé. On se demande d’où vient cette ardeur, que signifie cette production qui s’entasse comme une collection de bijoux précieux, où donc va-t-elle aboutir ?

Tout découle de son extraordinaire curiosité. Curiosité esthétique, curiosité devant les merveilles du monde, les coulisses de l’imagination. Détenteur d’un métier qu’il connait à la perfection, possesseur de matériels performants, apte à réaliser tous ses caprices, Angel attaque son sujet avec sûreté et arrogance. Ses fleurs colorisées de plus en plus envoûtantes s’empilent sur les bancs de son atelier, elles brillent sur les pages immatérielles de l’internet. Elles sont parfaites, irréprochables.

Angel ne cherche pas à nous cacher son aisance. « C’est très facile » déclare-t-il modestement. « Bientôt je vais m’en lasser. Je ferai autre chose ».

La lassitude, l’ennui ; on n’y a jamais fait assez attention. Pourtant ils sont des sources infaillibles de création, des moteurs extraordinaires pour un artiste qui cherche toujours des voies inédites.

Insatiable, avide d’expression et de nouveauté, il est aussi possédé par le besoin de s’étonner lui-même, de se surpasser.

Eurydice Trichon Milsani

(Dr. en histoire de l’art et écrivain)